LE MARTEAU A BOMBER LE VERRE
Notre bien-aimé président nous avait prévenus dans son message d’invitation que le prochain conférencier était très intéressant mais souffrait d’un petit handicap qu’il nous demandait de feindre d’ignorer jusqu’à la fin de la conférence. Est-ce par curiosité, plus ou moins malsaine, de voir un conférencier « différent » ou l’intérêt d’en savoir plus sur un illustre inconnu ardéchois inventeur d’un outil qui aurait pu changer le monde ? En tout cas la salle était comble, quelques personnes durent même rester debout !
Certes le sujet de la conférence : « Benjamin Coucourdon, cet illustre inventeur ardéchois resté dans l’anonymat » avait de quoi exciter notre curiosité, mais j’en soupçonne beaucoup d’être venus avant tout pour en savoir plus sur le handicap du conférencier ! Curiosité et voyeurisme quand vous nous tenez…
Comme à son habitude, c’est à notre président que revint l’honneur d’ouvrir la séance et de nous présenter le conférencier. Je crois pouvoir dire que jamais un tel silence ne s’était fait jusque là pour écouter le président. Car le conférencier avait l’air tout aussi « normal » que vous et moi. Ni plus grand ou plus petit qu’un autre, ni plus gros ou plus maigre, les cheveux un peu clairsemés, certes, mais soigneusement coiffés, un visage « ordinaire » avec un nez fin et droit, des yeux sans strabisme et une bouche tout ce qu’il y a de plus banale ! Mais de quoi souffrait donc cet homme pour que nous ayons eu droit à une telle mise en garde ?
Le suspense était à son comble et chacun trépignait d’impatience d’en savoir plus sur celui qui allait nous entretenir cet après-midi. De sa belle voix de ténor notre président nous annonça alors :
- Monsieur Boîteux va nous raconter l’histoire de Benjamin Coucourdon l’inventeur du marteau à bomber le verre. Cependant, si M. Boîteux parle ordinairement comme vous et moi, dès qu’il est stressé il a tendance à bégayer. Je compte donc sur vous pour le mettre à l’aise de sorte que son exposé soit clair et audible pour tous .
Monsieur Boîteux prit à son tour la parole pour nous dire : « Bon bon bon jou jou jour… » De fait, il était stressé et la conférence partait mal ! Mais tel Zorro courant au secours de la veuve et de l’orphelin, notre président jaillit de son fauteuil pour nous dire :
- Ne vous inquiétez pas, je pense que M. Boîteux est impressionné de nous voir si nombreux mais il a une solution pour ne plus bégayer c’est de chanter !
Et la conférence reprit immédiatement, M. Boîteux entonnant son récit sur l’air de « Tout va très bien Madame la Marquise ».
Nous apprîmes, stupéfaits, que ce Benjamin Coucourdon vécut au XIXè siècle à Saint Basile et qu’un jour, alors qu’il était adolescent, sa mère l’envoya au potager lui cueillir quelques concombres. Une fois les trois ou quatre spécimens cueillis, Benjamin revint vers la ferme. Mais sur le chemin du retour il trébucha et les concombres s’en allèrent s’écraser sur la fenêtre de la cuisine.
Heureusement, plus de peur que de mal, Benjamin se releva sans la moindre égratignure et les vitres de la fenêtre avaient parfaitement résisté aux chocs. Une fois les cucurbitacées ramassées et ramenées à sa mère, Benjamin revint voir les vitres de la fenêtre et s’aperçut qu’elles s’étaient légèrement incurvées à l’endroit de chaque impact.
Conscient que bon nombre de découvertes avaient été le fruit du hasard, il se mit en quête d’autres concombres et se réfugia au fond de la vieille grange où une vielle fenêtre avait été remisée. Là, il se mit à cogner avec plus où moins de vigueur sur chacune des vitres dans l’espoir de les voir se déformer progressivement sous les coups.
Hélas ! Aucune vitre ne résista… Mais Benjamin n’en resta pas moins découragé et recommença l’expérience après avoir fait subir aux concombres divers traitements : trempés dans l’eau durant une journée entière, bouillis dans des mélanges d’huile, d’eau et de vinaigre, cueillis de nuit et laissés dans le noir plusieurs jours et maintes autres formules qui toutes se soldèrent par des échecs !
Si bien qu’il ne restait plus un seul concombre valide ni dans le potager familial ni dans ceux des voisins que Benjamin était allé piller pour mener à bien ses expériences. Pire, il ne restait plus dans la maison une seule vitre saine et sauve ! Même la maréchaussée était intervenue pour faire une enquête sur la disparition mystérieuse de nombreuses fenêtres dans les fermes alentour.
C’est ainsi que Benjamin fut chassé de la ferme mais, son idée bien ancrée dans la tête, il poursuivit ses expériences au gré de son vagabondage et de l’éternel retour des concombres dans les potagers. Et puis un jour enfin il trouva la formule magique… qu’il garda bien entendu secrète. Benjamin fit alors le tour des marchés pour vendre ses concombres attachés à un petit manche en bois faisant la démonstration devant les yeux ébahis des chalands de la capacité de ces petits outils à bomber le verre.
Benjamin crut quelques temps que sa découverte ferait de lui un personnage connu et riche, mais la révolution industrielle était en marche et on sut rapidement donner au verre toutes les formes imaginables sans avoir à les travailler à coups de marteau ! Benjamin resta donc pour l’éternité un illustre inconnu.
Et c’est par un « tagada tsoin-tsoin » en harmonie avec le récit chanté qu’il venait de terminer que le conférencier mit un point final à son histoire.
Un tonnerre d’applaudissements envahit alors la salle qui n’avait jamais connu pareille conférence et totalement conquise par cet homme qui avait su, par sa « chanson », envoûter tout l’auditoire.
Et c’est ainsi que notre homme, totalement décontracté une fois sa prestation achevée, put répondre aux quelques questions des spectateurs sans le moindre bégaiement.
La foule se retira alors lentement tandis qu’on entendait ici ou là des « Tout va très bienMadame la Marquise » et des « tagada tsoin-tsoin ».
Jean-Marc MONTOYA