DUR METIER D'ANTAN : LE TRAVAIL A LA FERME
Si on me dit: “Quelle merveille c'était le travail à la ferme dans l'ancien temps!”
Je réponds: “Pas si sûr !”, mes souvenirs d'enfance de mes douze ans, des années cinquante, vous aideront à comprendre!”
Comme les enfants de la petite ville voisine, mes amies du collège, j'aurais aimé pouvoir dire :
“ Que c'est bien la campagne, les vaches, les chèvres, les prés, le foin, la moisson, l'air pur, etc.”
Mes copines me surprenaient et m'ébahissaient à la fois lorsqu'elles venaient me voir et se roulaient avec désinvolture dans le foin, la paille ou même les “crapias”et le champ de chaume.
Quelle heureuse innocence !
Moi je savais combien c'était désagréable de sentir le foin insidieux piquer ma peau sous mes vêtements quand il fallait, jambes nues, le tasser dans la grange, étouffée par la poussière.
Je savais quelle technique employer pour marcher en sandales, pieds nus, dans le champ de blé coupé afin de me piquer le moins possible les orteils.
Je savais la douleur provoquée par une gerbe de blé arrivée accidentellement sur mon mollet nu, lorsque j'aidais à la confection du gerbier.
Je savais les effluves de purin quand il m'arrivait de changer la litière des vaches et de la transporter en brouette dégoulinante de bouse jusqu'à la «foumourette»!
Je savais l'odeur de la ferme imprégnée dans mes vêtements pourtant propres et surtout mes cheveux, ce qui faisait dire à certains élèves de ma classe: “Tu sens la ferme!”, ils avaient la gentillesse de ne pas me dire:” Tu sens la vache!”
Je savais la lourde responsabilité de garder le troupeau, mélange de vaches, chèvres et brebis et surtout de le conduire sur la route pour passer d'un champ à l'autre. Quel casse tête quand les bêtes avaient décidé d'en faire à leur guise et de traverser la route au moment où une voiture arrivait !
Je savais la douleur dans mes bras et mon dos lorsqu'on coupait les prés et qu'il fallait avec un râteau en bois, au pas de charge, rabattre cette herbe lourde et épaisse sur la lame de la faucheuse à cause du terrain trop pentu !
Et les châtaignes si belles dans leurs bogues traîtresses qui me torturaient le bout des doigts engourdis par la gelée blanche durant les vacances scolaires de la Toussaint!
Je savais tout cela!
Bien qu'ayant beaucoup de travail, le jour de battage était peut être pour moi un des moins mauvais.
Et pourtant!...
Il fait déjà très chaud dès 8h00 du matin, le mercure affiche 20° et cette journée de fin juillet qui s'annonce torride va être très dure pour les acteurs du moment.
C'est jour de battage chez mes parents.
Bien avant le lever du soleil ils ont vaqué à l'organisation de la journée:
Mon père pour le côté technique. La batteuse, le monte-paille, le tracteur, tout doit fonctionner parfaitement afin d'éviter une éventuelle panne qui remettrait en cause le déroulement de cette journée, puis contrôler l'aire de battage préparée quelques jours avant.
Ma mère à la confection du repas, le soir il y aura près de 20 personnes à nourrir.
Suivant le principe efficace et nécessaire de solidarité de l'époque, les voisins viennent aider le paysan qui bat le blé chez lui et, à tour de rôle, cela s'organise naturellement chaque année.
Ainsi pas de sortie d'argent, c'est uniquement un échange réciproque de “force de travail”,
“On se rend le temps” comme ils disaient entre eux.
Ce n'est pas pour autant que le travail quotidien soit laissé de côté.
Nourrir les bêtes (lapins, poules, cochons) traire les vaches et les chèvres le matin et le soir, fabriquer le fromage, changer les litières, sortir le bétail et le garder dans le pré le plus proche.
Même ce jour là, on ne peut surseoir à ces obligations sans compromettre le maillon fragile des lois de la nature. Les animaux, ça mange tous les jours et la traite c'est deux fois par jour toute l'année. C'est ainsi qu'avant la grande mécanisation, les enfants des ruraux étaient, par nécessité, mis à contribution et parfois à dure épreuve suivant les aléas du moment et des saisons.
Cette journée sera pénible et je sais que, suivant les ordres exigeants de mes parents, il nous faudra accomplir avec ma sœur et mes frères nos tâches sans broncher et pour cause: on est en pleins “événements d'Algérie” et notre frère aîné est au combat à 21 ans.
Son absence meurtrit cruellement la fratrie et, en plus, elle nous oblige, les autres enfants, à aider davantage aux travaux de la ferme.
Tout est en place sur l'aire de battage: la batteuse est calée au centimètre près à côté du gerbier;
le tracteur fin prêt, carburant et niveau d'huile méticuleusement contrôlés, est arrimé par une large et longue courroie à la batteuse, laquelle est reliée à la plate forme tournante du monte- paille par une autre courroie; la bascule, elle aussi, a trouvé sa place près du remplissage des sacs.
Le tracteur émet depuis quelques minutes son ronronnement taciturne et persistant.
C'est l'appel aux voisins. Ils arrivent à pied presque en même temps, ils ont entendu le ronflement. Pour les plus lointains, convoqués un jour de marché précédent, les voilà qui sortent de leurs camionnettes.
Tout le monde se congratule tout en se plaignant de la canicule. Tout de suite une boisson est offerte à chacun d'eux, mes parents tiennent absolument à ce que tous ces hommes soient désaltérés avant de commencer.
Rapidement mon père organise les tâches de chacun :
Au gerbier, deux costaux prendront à l'aide d'une fourche chaque gerbe au-dessous du lien et la déposeront d'un geste habile et précis sur la batteuse de chaque côté du batteur.
Sur la batteuse deux coupeurs de lien, couteau en main, présenteront avec dextérité à “l'engreneur” les gerbes déliées qui glissent entre leurs bras et qui, si elles sont mal maîtrisées vont vite s'éparpiller et atterrir au sol.
L'engreneur aura la plus “noble tâche” : alimenter régulièrement d'un geste souple et calculé la machine qui ouvre déjà sa gueule affamée.
Il ne faut pas bourrer le batteur car, s'il se bloque, la courroie saute de ses poulies et il faut une heure pour tout redémarrer...
Pour le dressage du pailler, deux autres gars musclés: il faut tasser fortement la paille pour que le cône organisé autour d'une grande perche ait de la consistance et prenne la forme parfaite d'une poire afin que la pluie ne pénètre dans la paille.
A l'arrière de la batteuse, deux personnes à la surveillance du remplissage des sacs de grains et à leur fermeture une fois pleins avec une ficelle de chanvre.
Deux porteurs robustes sont désignés pour transporter les sacs à 100 mètres dans le grenier propice à la bonne conservation du blé.
Un homme qui surveille la paille vomie par la batteuse, laquelle doit graviter, sans passer à côté du monte paille, jusqu'au pailler.
Et puis le plus vieux de nos voisins transportera selon sa volonté les “ bourrins de crapias” dans le petit hangar près de la maison.
Je le vois précisément dans ma mémoire, mouchoir à carreaux autour du coup, grand et sec, déjà courbé par son dur labeur de journalier, la poussière à sa sueur mêlée le fait ressembler à un mineur du temps de Zola, seuls ses yeux bleus pétillent. Tout le temps du battage il est confronté à une poussière étouffante et piquante car la batteuse crache sans répit sur son côté droit les déchets des épis égrenés qui, bien entassés au sec, feront plus tard la litière des vaches ainsi qu'un complément alimentaire par les mois de “disette”.
Ce brave homme préfère cependant ce dur travail car, comme il dit, il peut le faire à son rythme.
Mes frères sont sur la batteuse tantôt à engrener le batteur, tantôt à la coupe des liens des gerbes.
Mon père tel un chef d'orchestre supervise et s'occupe de la pesée, aide aussi les porteurs à charger les sacs sur leur dos, fait en sorte que toute cette équipe travaille du mieux possible, en gestes synchronisés et calculés, un accident est si vite arrivé!...
Entre la confection du repas, la surveillance du bétail dans le pré d'à côté, ma sœur et moi sommes chargées de servir toutes les heures une boisson fraîche à chaque homme, vin ou sirop.
Mes parents ont à cœur de bien accueillir les gens qui travaillent pour eux.
Ce n'est pas une petite affaire pour une enfant que de s'infiltrer un verre à la main et deux litres sous le bras dans ce champ de bataille poussiéreux et bruyant!
Il faut faire attention à chaque pas et crier pour demander à chacun :
- Qu'est ce que vous voulez: du vin ou du sirop ?
Durant plusieurs heures, cette valse d'automates va s'éterniser jusqu'à la nuit tombante et tout à coup le silence complet, c'est fini!
Il ne reste plus qu'à ranger les outils, bâcher la batteuse, lisser le pailler avec les fourches et accrocher un bouquet de fleurs au sommet de son mât, gage de bonheur pour l'année!
C'est à ce moment là qu'une autre valse s'accélère dans la maison.
Maman vient de comprendre la fin du travail des hommes!
Ils sont en avance, tout a bien marché!
Ils vont tous arriver pour se mettre à table, la traite des vaches n'est pas tout a fait finie!
Le petit veau n'a pas tété!
Nous les filles avons terminé la traite des chèvres.
Après avoir quitté le tablier, lavé nos mains dans l'eau d'un seau, recadré sommairement notre coiffure, nous nous engouffrons dans la cuisine pour terminer le dressage de la longue table.
Rien ne doit manquer pour ces “forçats de la terre”!
L'eau fraîche que nous allons chercher au puits à deux cent mètres de la maison, au dernier moment, est rapidement mise sur la table dans des brocs.
Bientôt les hommes arrivent lentement, fourbus de chaleur, les visages rougeoyants ravagés de fatigue et de sueur, s'essuient le front avec leurs casquettes et s'époussètent les vêtements avant d’entrer.
Les langues vont bon train, chacun y va d'une amicale boutade souvent en direction de mes frères, ce sont les plus jeunes de l'équipée.
- Je t'ai vu, tu te planquais à l'ombre, tu croyais qu'on ne te voyait pas! ou pour un autre :
- Ah, tu faisais pas le malin quand les lanceurs de gerbes ont accéléré le rythme, tu avais peur de la bourrer la batteuse de ton père!
Mon père, en plus de sa petite ferme qui ne nous faisait pas vivre suffisamment, était entrepreneur de battage. Pendant tout le mois d'août il parcourait la campagne avec son matériel, passant de ferme en ferme. Avec l'un de mes frères, bien que très jeune (15ans), tous les deux participaient quelquefois à ce dur travail laissant seules “ les femmes”, du lundi au samedi, gérer les soucis et le travail de la ferme.
Ma mère vient d'arriver, essoufflée, elle invite les gens à passer à table.
Tout le monde s'assoit et apprécie l'apéritif qui leur est servi.
Maintenant c'est elle la chef d'orchestre!
Elle voit tout. Le pain n'est pas mis sur la table! Le vin n'est pas tiré dans plusieurs litres!
Heureusement, ma sœur a eu la présence d'esprit de courir à nouveau au puits pour amener de l'eau fraîche dans 2 bidons de 10 litres.
Rapidement nous remédions à ces petits manques et nous nous installons, les dernières, en bout de la table à côté de Maman, prêtes à intervenir rapidement pour servir tout ce monde masculin.
Puis arrive l'incontournable plat d'œufs au mimosa spécialité de Maman. Chaque jour de moisson, chaque jour de battage c'est ce délicieux mets qui est servi.
Cette année la mayonnaise qui ne voulait pas prendre nous a particulièrement mis en retard!
Pour cause, les 25° de la cuisine ne lui convenaient pas: Il a fallu s'y mettre à trois pour transporter rapidement tous les ingrédients et les récipients dans la cave voûtée au-dessous de la cuisine!
Grâce aux astuces de Maman, saladier flottant dans l'eau fraîche du puits, litre d'huile refroidi au préalable dans un seau d'eau, meilleure maîtrise du filet d'huile qui coule dans le saladier sur la moutarde et le jaune d'œuf, accélération des tours de main au moulinet, la magie a enfin opéré!
Le plat d'entrée aux couleurs chatoyantes trône maintenant sur la table. Délice des yeux et des palais, il sera vite englouti par les hommes affamés par les longues heures de travail.
Vient ensuite le gratin de courges du jardin et le succulent lapin chasseur aux carottes, mijoté tout le matin sur la gazinière.
Après la satiété des estomacs, les discussions reprennent et il faudra attendre au moins le fromage et pas mal de “piquette” avalée pour entendre quelques bribes de chansons. C'est notre voisin, le dernier “Poilu” de la commune, “Gueule cassée” de la terrible guerre de 14/18 qui entonne “Ma Lisette”:
“ J'entends ma Lisette , j'entends dans les bois , oh j'entends dans les bois une voix qui m' appelle, Oh, j'entends dans les bois une tant belle voix”cette douce chanson populaire du Vivarais, il en a oublié en partie les paroles, il est ému et bredouille le refrain, larmes aux yeux, lèvres convulsées, il crie soudain cette phrase comme sortie de ses entrailles : “Putain de guerre ça continue!!!”
Cette année, le cœur n'y est pas pour faire la fête, les jeunes sont en Algérie, tout le monde est en souci, notre voisin d'en face vient de laisser sa vie dans le djebel algérien. Foutue guerre qui plombe l'ambiance!...
Puis c'est le dessert, flan renversé caramélisé, quel délice! Ensuite c'est le café et le pousse-café qu'on appelle “gnoloux”qui sera servi dans la tasse de café encore chaude, même à ceux qui
conduisent un véhicule ! “ça vous aidera à faire la route !!!”
Heureuse époque qui ne connaissait pas encore les alcootests !
- Mais c'est qu'il est une heure du matin ! s'exclame tout à coup l'un des convives.
D'un seul mouvement tout le monde se lève et, après les “au revoir” et les fermes poignées de mains calleuses, chacun regagne son véhicule ou rentre chez lui à pied accompagné de son “boîtier Wonder”.
La journée n'est pas terminée!
Il faut ramasser la vaisselle salle, la laver dans l'eau chauffée sur la gazinière, l'essuyer, la ranger, démonter les tréteaux et planches qui ont servi de table d'appoint, remettre les bancs et les chaises à leur place habituelle, balayer le sol. Encore une heure et demie de travail!
Mes parents, voyant que leurs enfants sont exténués de fatigue, nous invitent, filles et garçons à regagner notre lit.
- Allez vite vous coucher vous êtes tellement fatigués!
Nous ne nous faisons pas prier, pas de chamailleries ce soir là!
Le royaume des rêves nous tend les bras!
- Bonne nuit et à demain! Avec Papa on range les tables et chaises; demain c'est dimanche, je m'occuperai de la vaisselle, dit Maman.
Paulette ROSTAIND décembre 2018
Lexique :
- crapias: résidus de l'épi de blé après son égrenage.
- pailler: meule de paille en forme de cône.
- bourrin: grand carré de jute avec des sangles aux quatre coins.
- piquette: vin peu alcoolisé à base de clinton cultivé et fabriqué “maison”
- gnoloux: eau de vie à partir du marc de raisin .
- foumourette: tas de fumier à l'extérieur de la ferme.