On n'a pas été plié dans du coton!...
Durant une partie de mon enfance différentes craintes, peurs, m'ont hanté.
D'abord, crainte du médecin :
Les patients attendaient, attentifs, pour ne pas passer leur tour dans la salle d'attente.
La porte s'ouvrait brutalement, un grand monsieur svelte, au visage fermé, scandait: « Au suivant! ». La personne concernée s'empressait de se lever pour le suivre dans la salle de consultation
Quand mon tour arrivait, je n'étais plus en capacité d'expliquer mes problèmes
transformés en mal au ventre. Heureusement maman intervenait pour exposer le motif de la visite;
Une fois auscultée, ce monsieur redevenait humain avec même un sourire sur les lèvres. Etait- il angoissé lui aussi ? La sortie libérait mon inquiétude, j'étais guérie !
Somme toute cette crainte était légère et ne durait pas.
Peur de l'orage :
Le soleil avait rapidement disparu, faisant place à de nombreux nuages noirs.
Au lointain le tonnerre roulait son tambour. Les oiseaux piaillaient, battant des ailes dans un vol désordonné. Les fourches, brandies pour hisser la luzerne sur la charette, étincelaient dans l'air suffoquant. Soudain une boule de feu se mit à tourbillonner au-dessus de nos têtes, fracassant nos oreilles puis se désagrégeant dans la terre.
Rapidement nous avons stoppé la fenaison pour rentrer à la maison, trempés par une pluie torrentielle qui s' arrêta aussi vite qu'elle était arrivée. Ouf, nous avions échappé à la foudre !
Notre maison, située en bout de ligne électrique, était le réceptacle de tous les coups de foudre. L'orage se manifestait tranquillement et subitement, sans avertissement, un bruit de bombardement s'abattait sur la maison. Mes frères, fatigués par les pénibles travaux d'été dans les champs, venaient de s'endormir et n'avaient pas été réveillés par ce vacarme assourdissant. A l'étable, les animaux tiraient sur leur chaîne en hurlant et un veau ayant reçu une grosse décharge électrique gisait sur la paille.
Nous avions frôlé la catastrophe de l'incendie.
Toujours, par certains étés torrides, le grondement durait quelquefois 3 jours et en fin d'après-midi l'orage crevait son abcès par des éclairs intempestifs labourant le ciel .
Les nuages ouvraient leur vanne par une pluie violente et dense semblable à celle des “Canadairs”, mais de courte durée.
Non loin de chez nous, une maman faisant la vaisselle, sa fillette à ses côtés, avait été tuée par la foudre.
À l'époque, avec le peu de protection, la foudre représentait un véritable danger.
Chaque fois que l'orage menacait je m'empressais de rentrer à la maison, cet abri me paraissant plus sécurisant.
Peur de la maladie de maman :
L'été, maman était souvent fatiguée, la chaleur, les travaux malmenaient sa vésicule.
Très fataliste, elle pensait au cancer. Sa maman, 70 ans auparavant, était morte de cette maladie dont nous n'osions prononcer le nom.
Vers l'âge de 10 ans, quand je rentrais de l'école, j'appréhendais de retrouver maman. Serait-elle debout ? Enfants, nous n'aimons pas voir nos parents dans un lit.
Et en pensant au pire, je me disais: “On me préviendrait par un tissu tendu devant la porte... On ne peut pas annoncer le décès d'une maman aussi brutalement”... Le tissu semblait envelopper la terrible nouvelle et l'atténuer... Heureuse, pas de signe avertisseur, mon anxiété disparaissait.
En grandissant, avec ma soeur nous l'avons beaucoup aidé à surmonter l'angoisse de cette effroyable maladie et nous en plaisantions.
Crainte de l'accident :
Papa possédait un tracteur. Cet outil soulageait bien les tâches mais, dans notre relief accidenté, cet engin n'était pas très approprié au terrain escarpé. Certes, papa avait procédé à l'élargissement de la machine pour en empêcher le glissement ou le renversement dans les pentes.
Mais quand les roues en amont se cabraient, mon frère ou papa intervenait rapidement sur les pédales pour arrêter une trajectoire devenue fatale.
Quand la fenaison battait son plein, ma soeur ou moi aidions à “débourrer” la lame dans l'herbe haute, au risque d'y laisser un doigt, mais l'oeil vigilant du conducteur en empêchait son va et vient. Craignant l'accident, mes jambes tremblaient dans cette maudite déclivité.
Chaque année des paysans meurent sous leur tracteur...
Angoisses en voyant la voiture bleue :
Trois kilomètres nous séparaient de l'école et, avec d'autres écoliers poussant nos vélos, nous rencontrions peu de trafic sur la route. Mais, quelquefois, la voiture bleue des gendarmes nous croisait.
Mon frère aîné était “sous les drapeaux”en Algérie pendant son service militaire, dans cette sale guerre qui ne disait pas son nom. " Les événements d'Algérie", quelle hypocrisie ! Certains, mal informés, prenaient ça à la rigolade, très fiers d'aller “mater les Arabes”...
Dans ma famille, nous savions que c'était une vraie guerre avec d'horribles tortures infligées à ce peuple revendiquant son indépendance. Puisque c'était la guerre, les deux camps étaient touchés, il y avait aussi des prisonniers, des blessés, des morts dans le contingent.
Le soir, l'oreille collée à la radio grésillante, nous écoutions les informations: “Une embuscadeavait eu lieu vers la frontière tunisienne ou vers Oran avec de nombreuses pertesdans le contingent”...
Le régiment de mon frère se situait dans l'Oranais. Pétrifiés, nous essayions de nous convaincre, par une lettre arrivée récemment, que mon frère n'était pas dans le lot des disparus et papa laissait discrètement couler une larme...
Un homme n'a pas le droit de pleurer ! Maman, le mouchoir à la main, ne dissimulait pas sa tristesse en essuyant ses yeux...
Quand un soldat mourait, la gendarmerie venait apporter la triste nouvelle à la
famille. Donc, croiser une voiture bleue me donnait le frisson jusqu'à mon arrivée à la maison. Et ce stress tenace dura 2 ans, période interminable jusqu'à la libération de mon frère. Délivrance pour lui d'abord, d'autant plus qu'à la veille de sa démobilisation, une mine avait décimé son groupe avec seulement 2 rescapés !!!
Mes parents, soulagés, avaient invité les voisins pour un repas et partager cette joie .
Mais 4 ans s'écoulèrent encore après le retour de mon frère, avant la signature des “Accords d'Evian”: 18 mars 1962, date qui resta gravée dans ma mémoire.
Hélas, un voisin, Louis surnommé Loulou, âgé de 20 ans, avait perdu la vie dans les Aurès.
Dans mes souvenirs, sa maman, Émilie, visage figé dans un sourire, les larmes bloquées par la souffrance...
Elle survécut peu de temps après le décès de son fils.
Toutes ces inquiétudes ont traversé mon enfance mais se sont évanouies par les situations qui n'existent plus. Et puis, en grandissant, elles sont moins exacerbées!...
Ah, ces gamins !
Journée harassante, à cause de la fenaison, pour les adolescentes que nous étions, ma sœur et moi.
Le matin, retourner le foin afin qu'il sèche sur l'autre face et les ampoules saignantes à la base des doigts, provoquées par le frottement répété sur le manche de la fourche. Rien ne ressemblait à un « batifolage » comme l'écrivait Madame de Sévigné !
Puis l'après-midi, pressées par un temps menaçant, toujours avec une fourche à faire des andainspour hisser le foin sur la charrette puis râteler le champ avec une râteleuse aux grandes dents métalliques. Mieux valait ne pas s'y frotter les jambes !
Le soir, après un rapide repas, même plus le courage de se déshabiller pour aller dormir, nous nous jetions sur le lit pour nous assoupir aussitôt.
Dans la nuit, l'orage avait déversé une pluie bienfaitrice pour l'eau qui commençait à se faire rare mais était propice à la pousse des champignons.
Nous faisions sonner le réveil au lever du jour afin d'aller cueillir cette denrée mystérieuse qui, en la vendant, serait notre argent de poche.
Le réveil avait terminé son interminable sonnerie mais la fatigue avait gagné le combat et nous replongions dans un sommeil bienfaiteur.
Deux heures après, nous étions debout pour partir à notre cueillette.. Mais trop tard ! Arrivées au bois, surprise ! Des gamins de Lamastre, venus en vélos ou en mobylettes, arpentaient le bois, le panier rempli de champignons. Quelle déception ! Et nous rentrions bredouille...
Je « maudissais » ces gamins oisifs, sans fatigue, occupant leur journée à s'amuser avec leurs copains.Mais je les enviais aussi.
Lors de la rentrée des classes, les copines racontaient leur séjour chez des parents et moi je n'avais rien à dire. Pourquoi parler des travaux de la ferme ? Ce n'était pas du sensationnel. Quand on est fille de paysan, un sentiment d'infériorité s'installe en nous qui se traduit par la discrétion...
Et... selon le dicton ardéchois : «On n'a pas été plié dans du coton ! »
Ginette CHEYNEL
Lexique :
andains :rangée de foin laissée par la faucheuse derrière son passage