Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Université Populaire du Vivarais

Qu'il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, il fallait chaque jour livrer le lait à la petite épicerie de Troulaville et c'est rue Saint-Bernard que l'on déposait les deux petites cruches remplies du lait de nos vaches.

C'est à toute la fratrie que revenait cette mission. Rythmée par les horaires scolaires, notre livraison était intemporellement ponctuelle, toujours effectuée à huit heures précises. Ainsi les enfants de la rue Saint-Bernard pouvaient, juste avant de partir pour l'école, se maculer le museau d'écume blanche de ce liquide si précieux.

Avec ce bon lait, plein de vitamines, de calcium, les bambins grandissaient à vue d'œil ! Moi j'avais grandi aussi, un peu, je crois, et c'est ainsi qu'était venu mon tour pour la livraison.

Ce n'est pas sans adrénaline que je faisais le parcours de trois kilomètres à bicyclette, deux bidons de dix litres arrimés à l'arrière du vélo, puis plus tard à mobylette, quand j'eus encore grandi !

Pour y aller, c'était tout en descente et les jours de froidure il fallait bien négocier les virages restés à l'ombre toute la journée et couverts de gelée blanche au matin. Ma mission étant de livrer le lait à l'heure, coûte que coûte. Mes parents me l'avaient assez répété : " Il faut être sérieux dans ses engagements ". Une vraie prouesse en hiver !

A l'époque les hivers étaient parfois très rigoureux. Pendant plusieurs semaines les vaches restaient encordées devant leur crèche à l'étable et le travail pour nourrir les bêtes devenait double pour mes parents. Tôt levés, tard couchés, ils étaient champions pour avoir de belles bêtes. Il fallait voir comme ils les chouchoutaient, bien nourries, bien traitées et toujours dans une litière impeccable sur laquelle elles se prélassaient, il y avait de quoi se tracasser le mental. Je pensais souvent qu'elles étaient mieux que nous !

Un jour, il y eut un faux départ, plus exactement une fausse arrivée. Mon frère, très volage à bicyclette, avait renversé la cargaison dans un virage glissant et je vous passe l'engueulée qu'il s'est prise ce jour-là par le mari de l'épicière ! Forcément il était en tort, il allait toujours trop vite ! Basta pour ses nombreuses égratignures aux coudes et aux genoux ! Avec les années passées, tout le monde a dû lui pardonner. Ce ne fut qu'une fois dans leur vie que quelques enfants de Troulaville furent privés de lait. Je m'autorise aujourd'hui à en rire et je considère que c'est hors-jeu !

Le collectif, ça a quand même du bon. Nous étions quatre à faire cette corvée, la tâche était donc assez bien répartie. Pour moi le plus terrible c'était de me lever le matin, chaque minute grappillée au sommeil devenait un véritable exercice contre la montre. Chaque matin était un calvaire pour m'extirper du lit douillet. Les aurores flamboyantes, je ne connaissais pas et n'avais pas envie de les connaitre ; en revanche les crépuscules c'était mon affaire. Je savais combien de temps il restait pour rentrer les bêtes après que le disque incandescent du soleil était tombé derrière la colline. Et lorsque je voyais d'en haut Maman voler de ses mains fatiguées une dernière touffe d'herbe à la terre pour nourrir ses lapins, je me prenais pour Rémy de "Sans Famille" et Maman si petite tout en bas ressemblait à mère Barberin. Mes yeux s'embuaient de mes rêveries. La nuit n'allait pas tarder.

Un jour de vacances scolaires, échevelée, n'ayant pas eu le temps de m'attifer devant le miroir ce matin-là, je m'étais échappée du lit.

  • Bonjour, excusez-moi !

Tout d'un coup, tête baissée, je ne vois plus rien ou presque, mais j'entends deux babouches roses à pompons me dire bruyamment :

  • C'est pas possible quarante-cinq minutes de retard ! Mon enfant n'a pas encore bu son lait ! Tu te rends compte ! Je le dirai à tes parents !    

Au même moment, j'entrevois à travers mes larmes un bas de peignoir rose assorti aux babouches.

Les pompons me cognent les yeux !

Si ma situation d'enfant humiliée n'avait pas été aussi critique devant les quelques clients qui attendaient leur lait, j'aurai apprécié cet assortiment harmonieux !

J'avais seulement envie de crier : " je suis fatiguée de la terre, des vaches, du parcours tous les jours, surtout à la montée, c'est pour ça que je m'oublie ". Pas un mot n'a pu sortir de ma bouche, j'étais trop jeune pour me défendre.

Mes parents ? Ils le savaient. Je n'avais pas entendu le réveil, ils m'avaient déjà réprimandée.

A Troulaville, on ne connaissait pas la pratique : « aller aux oranges », dommage, cela m'aurait rendu service pour recharger mes batteries.

 Une douceur ronde, un peu molle et chaude se glisse dans ma main et tombe dans ma poche.

  • Tiens, pour le retour, tu t'es oubliée, ça arrive, sois prudente !

C'était l'épicière, clin d'œil dans le regard qui m'offrait un rondin de réglisse. Brave femme à la voix tendre et réconfortante, toujours bienveillante, une vraie maman pour moi !

Je déteste toujours les babouches roses !

Paulette ROSTAIND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article