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Publié par Université Populaire du Vivarais

Il semblerait que nous entrevoyons le bout du tunnel. On nous promet un retour progressif à une vie « normale », on peut donc espérer que les activités de l’UPV vont pouvoir, elles aussi, reprendre progressivement leur cours habituel.

Cet entracte, dont on serait bien passé, a eu au moins une conséquence positive : nous avons maintenu le lien entre nous par le biais du blog alimenté par les écrits des adhérents. A ce titre, je vous ai proposé plusieurs textes, plus ou moins loufoques, qui vous auront, je l’espère, fait rire ou sourire.

Aujourd’hui, je reprends mon sérieux pour achever ma contribution à ce lien épistolaire en vous racontant une anecdote qui me permet de rendre hommage à un homme d’une ingéniosité et d’une débrouillardise sans pareil : mon père.

 

Dominique, mon père, avait deux amis. Le premier, Joseph dit « Bloqué » (j’ignore pourquoi et ce que cela peut signifier) était un ancien Marin d’Etat. sa carrière dans la Marine terminée, il rejoint mon père comme ouvrier à la base de Mers El Kébir.  Le second, Paco (François en français) était un réfugié espagnol qui avait fui avec femme et enfants la dictature de Franco. Menuisier, ébéniste de métier, il n’avait sans doute pas trouvé d’embauche dans ce domaine et s’était reconverti dans la coiffure pour homme.

Les trois compères avait une passion commune : la pêche. C’est ainsi qu’ils décidèrent d’associer leurs savoir-faire pour que ce hobby devienne un plaisir encore plus grand.

Bloqué était habile de ses mains et avait le privilège de posséder une voiture : une Traction Citroën.Paco était expert dans le travail du bois et Dominique maîtrisait à peu près tout ce qui tourne autour de la mécanique. L’idée de construire eux-mêmes une petite barque et la remorque pour la transporter leur vint naturellement. En se cotisant, il ne resterait plus qu’à acheter un petit moteur hors-bord de neuf chevaux et le tour était joué puisqu’ils disposaient de la voiture de Bloqué pour tracter le tout.

Sous les directives de Paco, nos trois hommes ont donc construit leur embarcation. Dominique dirigea, lui, la construction de la remorque. Et c’est avec un plaisir décuplé qu’ils purent aller pêcher désormais à quelques encablures de la côte.

Ils partaient généralement au crépuscule. Ils avaient trouvé une toute petite plage qui était reliée à la route par un slip leur permettant de descendre voiture, remorque et barque au plus près de la mer.          

Les « événements » qui secouaient l’Algérie n’ont atteint Oran qu’assez tardivement, ne perturbant quasiment pas le quotidien des gens. Ainsi, nos trois lascars ont pu s’adonner à leur plaisir durant de nombreux mois malgré une tension qui montait lentement mais sûrement.

Ce soir là ils décidèrent de partir, comme de coutume, à la nuit tombante. Tout se présentait bien : la descente sur la plage, le décrochage de la remorque pour amener la barque au plus près des flots et la mise à l’eau une fois le matériel de pêche embarqué. Et les voilà partis vers le large. Mais après quelques dizaines de minutes et alors que la nuit était maintenant des plus noires, les choses allaient prendre une toute autre tournure.

Est-ce la proximité du Détroit de Gibraltar ? En tout cas, l’une des particularités de la Méditerranée dans cette zone est sa capacité à se lever très vite et à devenir très violente. Sentant que la mer commençait à s’agiter, nos trois bonshommes décidèrent de tout arrêter et de rentrer avant qu’il ne soit trop tard.

Arrivés sur la plage, tout occupés qu’ils étaient à ranger leur matériel, remettre la barque sur sa  remorque et hisser le tout jusqu’à la voiture, ils ne firent pas réellement attention aux bruits qu’il leur semblait entendre venant des buissons en contrebas de la route.

Bloqué se remit au volant et tourna la clé du démarreur : le moteur ne voulait rien savoir ! Puisque mécanicien, c’est Dominique qui prit les affaires en main. Il demanda à Paco de descendre de la voiture avec lui, alla chercher dans ses affaires ses deux lampes torches qu’il mit dans les mains du coiffeur en lui disant : éclaire moi…

Le diagnostic avait été rapide : c'était un problème d’allumage. Mon père ouvrit le capot moteur puis le delco et constata que le doigt du delco était absent. La particularité des Tractions Avant de Citroën était que le capot moteur ne disposait d’aucun dispositif de verrouillage. Comme on pouvait ouvrir la tête de delco, ou plus exactement l’allumeur Delco, et en extraire le doigt (ou rotor) sans besoin du moindre outil, le constat était simple : pendant leur absence quelqu’un leur avait subtilisé cette petite pièce pour les empêcher de partir.

L’allumeur de type Delco était cet appareil qui équipait nos voitures à essence avant que l’électronique et l’informatique ne viennent tout envahir. Son rôle était, via son doigt qui tournait de manière synchronisée avec le moteur, de distribuer l’électricité successivement à chacune des bougies et ainsi permettre l’allumage du moteur.

           

 

 

     

 

 

Tandis que les deux hommes remontaient dans la voiture pour informer Bloqué de leur infortune, les palabres et les rires s’étaient intensifiés dans les buissons. Une certitude : les gens qui étaient là parlaient l’arabe et riaient maintenant aux éclats, sans doute fiers du tour qu’ils venaient de jouer à ces trois téméraires !

Sans cette pièce la voiture ne pouvait redémarrer. Qu’avaient-ils alors comme solutions ?

  • remettre leur barque à l’eau et filer au large pour attendre le jour ? Mais la mer était maintenant démontée et s’y hasarder serait purement suicidaire,
  • partir à pieds ? Ils n’étaient qu’à une dizaine de kilomètres d’Oran. Possible, mais les arabes les laisseraient-ils partir ? Retrouveraient-ils voiture et barque en revenant le lendemain ?
  • s’enfermer dans la voiture et attendre que le jour se lève pour aviser ? Quelle serait alors l’attitude des arabes ? Etaient-ils réellement dangereux ou voulaient-ils simplement jouer un mauvais tour à ces trois roumis* ?

Dominique demanda alors à ses deux amis de descendre de voiture, chargea Bloqué de surveiller les environs et Paco de l’éclairer pendant qu’il cherchait comment déjouer ce piège.

Les rires redoublaient derrière les buissons. Combien étaient-ils là ? Quatre ? Cinq ? Plus encore ? Une chose est sûre, ils s’amusaient bien.

Dominique avait pour habitude de placer les plombs de pêche dans de vieilles boites de lait en poudre. Ces boites étaient faites de carton enveloppé dans des feuilles d’aluminium. Il prit le couvercle d’une de ces boites et entreprit d’y découper un doigt de delco !

Bloqué, toujours aux aguets, lui demanda :

            - Tu crois que tu vas pouvoir faire quelque chose ?

La réponse fusa :

             - Je ne sais pas, on verra bien….

Paco, lui, éclairait consciencieusement les mains de mon père qui avait entamé la découpe du couvercle de la boite.

Dans les buissons, paroles et rires se faisaient toujours plus forts. Mon père ne m’a jamais dit combien de temps il lui avait fallu pour découper la pièce et venir l’ajuster sur l’arbre du delco. En avait-il lui-même une idée précise ? Dans de telles circonstances le temps doit paraître à la fois court et interminable.

Une fois le travail terminé, Dominique et Paco entreprirent de décrocher la remorque puis tout le monde se retrouva à l’intérieur de la Traction. Là, mon père donna les consignes : 

- Bloqué, tu restes au volant, tu enclenches la première et tu gardes la pédale  d’embrayage appuyée à fond. Avec Paco nous allons passer derrière la voiture prêts à la pousser, si le moteur démarre, pour qu’elle puisse remonter la pente. A mon signal, tu tournes la clé du démarreur, si le moteur se met à tourner accélère franchement et lève doucement le pied de l’embrayage. Attention : il ne faudra pas caler ! Nous, on poussera jusqu’à ce qu’on soit arrivés sur la route. Il ne faut pas t’arrêter, avec Paco on montera en marche.

Bloqué dubitatif, demanda :

            - Tu crois que ça va marcher ?

            - Fais exactement ce que je t’ai dit, on verra bien si ça marche…

Paco, lui, ne disait rien. Il descendit de voiture et alla se placer derrière elle au côté de mon père qui frappa sur la carrosserie pour donner l’ordre à Joseph. Celui-ci tourna la clé et le moteur se mit à hoqueter. Les directives reçues furent respectées et la voiture se mit à avancer poussée par les deux hommes qui, une fois la route atteinte, y montèrent tant bien que mal. Et c’est ainsi que nos trois lurons purent rentrer chez eux, tous feux éteints, dans une voiture qui tremblait de tous les cotés et qui était incapable de dépasser les 10km/heure.

J’aurais aimé, lorsque le moteur s’est mis à tourner, voir la tête de celui qui avait enlevé le doigt du delco et probablement fanfaronné devant ses comparses. Il devait être bien moins fier de lui !

Ces hommes avaient-ils de mauvaises intentions ? C’est peu probable car ils avaient le temps de passer à l’acte soit pendant que mon père bricolait sa pièce de rechange soit, et plus sûrement, quand ils se sont mis à pousser la voiture.

Ce qui est sûr, c’est que l’un des hommes cachés dans les buissons s’y connaissait suffisamment en mécanique pour mettre facilement une voiture en panne. Ce qu’il ignorait, c’est que dans cette voiture il y avait quelqu’un d’assez ingénieux pour trouver à se sortir de ce mauvais pas avec les moyens du bord. A malin, malin et demi...

Jean-Marc MONTOYA

* roumi= terme péjoratif désignant les chrétiens.

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